QUAND LE DIABLE S'EN MÊLE...

Vous qui empruntez régulièrement le pont de Beaugency, savez-vous qu'il fut construit en une nuit? Par le diable? Bien sûr, c'était il y a très longtemps et on pense que c'est une de ces charmantes légendes qui se transmettent de génération en génération. Mais tout de même, Chaffin et Moquebaril ont trouvé leur nom dans cette affiaire: c'est donc bien qu'il s'est passé quelque chose... Alors légende ou histoire bien réelle?

...OU LA LÉGENDE DU PONT DE BEAUGENCY

Cela se passait il y a  longtemps. On ne sait plus exactement quand, mais il y a très longtemps! Cela se passait à Beaugency, au bord de la Loire, entre Blois et Orléans.

 

Tout allait pour le mieux dans cette bonne ville de Beaugency. Le commerce avec la riche Beauce voisine était florissant, les bourgeois gras et riches, les notables heureux de gouverner une paroisse prospère, et même le petit peuple ne se plaignait pas trop. Dame! Il y avait bien plus malheureux!

 

Toute fois, il y avait une petite ombre à ce tableau idyllique. Beaugency est séparé de la Sologne par la Loire, et ce fleuve qui sait se montrer si calme et si majestueux par moment peut aussi devenir tumultueux, rouler dans ses flots boueux des embarcations chavirées, des arbres et des objets arrachés aux rives par des crues terribles. Dans ces conditions pas question de le traverser en barque durant de longues semaines et pendant ce temps là, les Solognots ne venaient plus dépenser leur argent chez les commerçants de Beaugency.

 

Les Balgenciens demandèrent donc à leur Maire de réfléchir à la question et de trouver une solution à ce problème. Celui ci réunit les notables et après moult réflexions et conciliabules, une idée surgit: "on devrait faire un pont! Un pont? Mais cela va couter très cher...."

 

Qu'importe: l'idée parut bonne et dès le lendemain, on convoquait les architectes et on commençait à collecter l'argent. Les travaux débutaient rapidement et le chantier avançait prestement.

 

Malheureusement, à l'hiver le pont n'était pas terminé et une crue énorme, une de celle dont je vous ai parlé tout à l'heure, emporta tout. Quand l'eau se fut retirée, on dut se rendre à l'évidence: tout était à refaire!

 

Mais le moment d'abattement et de déception passé, on rappela les architectes, on trouva de nouveaux outils, de nouveaux matériaux, on collecta (plus difficilement) de l'argent, et le chantier reprit.

 

Mais hélas, la fatalité était sur la ville! A l'automne, alors que le pont atteignait presque l'autre rive, une nouvelle crue terrible emporta tout.

 

Toute la ville se réunit à la Mairie, et on dut se rendre à l'évidence très vite: il n'y avait plus d'argent et il était impossible de faire une nouvelle tentative. La déception était grande et le moral au plus bas.

 

C'est alors qu'un homme prit la parole: "Si vous voulez, je peux construire votre pont en une nuit!". Personne ne le connaissait. Certains se souvinrent bien l'avoir vu sur le chantier du pont mais il se faufilait si vite entre les échafaudages et les blocs de pierre qu'on le remarquait à peine. Il était petit, la peau noirâtre, tout de noir vêtu et les personnes qui étaient près de lui trouvaient qu'il sentait le souffre. Vous l'avez reconnu? Eh oui, c'était le malin! C'était le diable!

 

Mais tout entiers pris par leurs problèmes, les notables et les bourgeois ne s'en aperçurent pas et demandèrent: "En une nuit? Oui mes seigneurs, en une nuit" répéta le petit homme noir. "Et que nous en coutera t'il?" demanda un des notables, posant la question qui brûlait toute les lèvres. "Oh! Peu de chose mes seigneurs, seulement l'âme de la première personne qui traversera le pont".

 

Beaucoup étaient septiques. Pensez donc: un pont construit en une nuit...Mais que risquait-on? Si on acceptait, on verrait bien demain matin...Quand au prix à payer, il serait temps d'y penser si le pont était construit!

 

La proposition du malin fut acceptée et tout le monde partit se coucher.

 

Le lendemain à l'aube, tout Beaugency était au bord de la Loire et pouvait constater que les deux rives de la Loire étaient réunies par un magnifique pont de pierre, solide et majestueux. Bref: celui qu'on peut encore voir aujourd'hui! Tout le monde riait, dansait, se congratulait...Dame, depuis qu'on l'espérait ce pont!

 

Mais la liesse retomba vite quand on pensa qu'il allait falloir payer le sinistre bâtisseur, et celui ci attendait son du au milieu de l'ouvrage. Qui serait assez fou pour emprunter le pont en premier et du même coup se damner?

 

Les notables se réunirent à la Mairie et après de longues discussions, une solution fut trouvée. Tout le monde sortit, et un homme grand et robuste tenait à la main un sac qui s'agitait fortement. Dame! Imaginez l'état du malheureux qu'on allait scarifier et qui connaitrait l'enfer pour l'éternité.

 

L'homme s'avança sur le pont, et jeta le sac agité de terribles soubresauts au pied du diable. Celui ci se précipita, ouvrit le sac prestement, et ...un énorme chat, furieux d'avoir été ainsi traité, lui sauta au visage. Le malin voulu s'en saisir, mais le matou en furie le griffa et le mordit méchamment, et finit par prendre la poudre d'escampette dans la direction de St Laurent des Eaux. Lucifer, vexé d'avoir été trompé et voulant absolument son du, se lança à sa poursuite.

 

Le chat, toujours courant, arriva à un hameau à l'entrée de la paroisse St Laurent des Eaux, et se blottit au fond d'un tonneau. Le diable, rouge et essoufflé arriva à son tour et voulut le déloger. Mais le matou, toujours aussi furieux se montra si féroce que le diable ne put l'attraper: "Ce chat fin de moi se moque en baril!", .s'écria t'il dépité! (aujourd'hui on dirait: "Ce chat excité se moque de moi du fond de son tonneau").

 

Honteux et la rage au ventre, le malin dut abandonner la partie. Il repartit penaud et la tête basse vers Beaugency, mais on ne le revit plus jamais. La Loire coule depuis sous le pont et le souvenir de ces évènements disparut peu à peu. Les Balgenciens, eux, gagnèrent dans cette histoire le surnom de "chat".

 

Mais s'agit-il réellement d'une légende? Aujourd'hui, à l'entrée de St Laurent des Eaux (commune de St Laurent Nouan), en venant de Beaugency, deux hameaux portent, l'un le nom de Chaffin et l'autre celui de Moquebaril: c'est bien qu'il s'est vraiment passé quelque chose puisqu'on en a gardé le souvenir jusqu'à notre époque. Et puis, il y a quelques années, quand le pont de Beaugency, qui a traversé fièrement les siècles, a failli s'écrouler et qu'il a fallu le consolider en urgence, ne serait ce pas quelque fois une vengeance du malin? Enfin, des Balgenciens m'ont raconté que certains soirs ou la nuit est très noire, en se promenant sur le bord de la Loire, près du pont, ils ont aperçu une ombre se faufilant prestement vers la Tour du Diable et qu'alors ça sentait le souffre.... Alors, une légende? Je n'en suis pas si sûr...

 

                           Adapté d'une légende locale par Jean Pierre LAPEYRE