18 JUIN 1940 A St LAURENT DES EAUX

Le 18 juin 1940, le Général de Gaulle, suite à la signature d'un armistice par la France, lance depuis la radio anglaise son célèbre appel à la résistance. Peu de Français l'entendront, car en France, c'est le chaos. Mais que se passe-t-il à St Laurent des Eaux dans cette période? C'est l'abbé Joseph Baudet, curé de la paroisse qui le raconte dans son journal.

 

Lundi 17 juin

Cette nuit à 3h et demi du matin, une scène, une vision de guerre, où tous les désordres peuvent se produire. On frappe bruyamment à ma porte avec des fusils. J'ouvre ma fenêtre haute. Deux soldats du poste de police ivres avec deux prêtres et deux dames. J'hésite car les prêtres ont mauvaise allure. L'un surtout a une longue barbe blanche. Ils demandent l'hospitalité, je leur exprime mes doutes. Ils insistent. Je descends, je trouve leurs papiers en règle. Mais les soldats emmènent de force les deux dames: on devine pourquoi. Nous les poursuivons et ramenons les dames. Mais les soldats aves leurs fusils nous suivent. Il a fallu les dépister par un subterfuge pour faire échapper les futures victimes. Les deux prêtres sont professeurs de Stanislas (NDLR: collège parisien). La police est bien faite par des individus sans âme et ivrognes. Mes deux hôtes se sont reposés. Arrivés de Paris à pied, par étape, ils ne marchent que la nuit car les avions mitraillent sur les routes. On compte les victimes.

 

Le Général de Gaulle à la BBC
Le Général de Gaulle à la BBC

Le soir à 3h

Une auto de bonne volonté apporte une religieuse trouvée inanimée sur le bord du chemin, non loin du pont de Beaugency (sœur de St Joseph de Cluny). On la mit à la salle de l'école libre, sur un matelas. Elle ne reprit pas connaissance et mourut à 2h du matin. J'ai trouvé ses papiers. Sanatorium de Bligny (Seine et Oise). Ses sœurs pensaient la rejoindre mais furent détournées vers La Ferté et perdirent sa trace. Elles seront mises au courant plus tard.

(NDLR: il s'agit d'Alphonsine Eugénie USSEL, 55 ans, sœur Anna pour la religion. Elle est domiciliée au sanatorium de Bligny par Brus sur Forges (Seine et Oise). Elle est née le 25 décembre 1884 à Veyre-Mouton (Puy de Dôme)

 

Le même jour, hélas! On apprit la défaite définitive de nos troupes par TSF et la demande d'armistice. On en pleurerait presque chez moi. Pauvre France!

(NDLR: l'armistice sera signé le 22 juin 1940 à Rethondes)

 

Mardi 18, 4h du matin

On a entendu le canon toute la nuit autour de Beaugency. Ils étaient posés près des Gibeaudières (NDLR: sur la D 925, dans le virage avant la levée en allant vers Beaugency) et tiraient sur la ville et au-delà. L'Eglise fut atteinte. Je repose après l'accalmie. On sonne. J'ouvre une fenêtre. On m'apprend que tout le monde part. Il pleut abondamment. J'entends les allées et venues, les départs précipités qui à pied, qui en voiture à chevaux, qui en auto. C'est la panique et la déroute. Je ne partirai que si c'est ordonné. Je cache différents objets et je fais mes préparatifs. Je me tiens prêt. Le jour vient. L'exode continue, direction de Crouy et ce doit être le plus grand encombrement. Je ne partirai pas. Les derniers partants démarrent et il reste les vieux, les isolés, quelques gens, jeunes encore, mais décidés à ne pas bouger. Bientôt c'est un spectacle profondément triste. Les maisons fermées, quelques rares passants, des chiens errants, les vaches qui beuglent, leurs maîtres n'étant plus là. Je vais à la Mairie déclarer le décès de la religieuse (1). On a voulu défoncer la boutique du boulanger. On a enfoncé l'épicerie M. (MERIGAULT) Ce sont des évacués de passage. Je veux arrêter des enfants qui pillent: je suis insulté. Des femmes d'ici reçoivent des marchandises volées. Le Maire est parti. L'instituteur est parti. Deux hommes de bonne volonté représentent l'autorité. La Mairie est ouverte à tout venant. J'apprends que les maisons isolées sont dévastées aussi par les passants. Les routes sont couvertes par les caravanes errantes. On va on ne sait où. On n'a pas à manger. Pauvre France!

(1) (Note de l'abbé BAUDET: Je l'enterrerai ce soir vers 6h. Une mitrailleuse française menaçante se fait entendre de temps en temps avant et après la sépulture).

 

Restons si possible. Les bruits les plus contradictoires continuent à circuler. Il faut partir, il faut rester? Les Allemands à Beaugency, les Allemands à Moquebaril, voici les éléments motorisés: personne ne vient. Même le canon s'éloigne (1) (Voir note du 19 juin au soir)

 

8h et demi du soir

La première patrouille de soldats Allemands arrive et se poste aux carrefours du bourg, inspectant partout pour voir s'il y a des soldats, lorgnent la tour pour chercher une mitrailleuse. Le bruit du canon s'éloigne de plus en plus. Il y a un instant, une femme dans les champs, Nini GERON, a reçu une balle de mitrailleuse. Les partis de ce matin regrettent sans doute, car quelques uns sont déjà revenus.

 

Mercredi 19 juin

La nuit fut calme. Ce matin je sonnais l'Angelus comme de coutume. Vers 7h ½, j'entendis une mitrailleuse. Un instant après deux canons placés à hauteur de la Ferme de la Motte (NDLR: la Motte Pintenas, sur la route du centre d'enfouissement) se mettent à bombarder notre bourg. Je quitte l'Eglise pour gagner un abri dans une maison. Les obus tombent sans discontinuer, des fusants qui éclatent en l'air, des percutants qui démolissent et incendient. Le nombre: une vingtaine à peu près. On a trouvé près de la Motte 40 douilles donc 40 obus ont été tirés.

 

La cour de la ferme de la Motte Pintenas avant la guerre.

 

D'autres pièces posées en Briou, ont tiré sur le Cavereau et Nouan. Je tremble pour l'Eglise. La ligne de tir semble se rapprocher. Après une accalmie, je cours pour me rendre compte. Aucun dégât ni à la toiture, ni aux vitraux. Il y en a assez ailleurs. Je n'ose circuler. Je ne vois personne. Tout le monde est terré. Je traverse la place et par crainte de récidive, je me mets à l'abri devant un cave voisine où j'entrerai en cas de besoin. L'accalmie s'étant faite, je rentre chez moi, ne croyant pas qu'il y eut tant de mal. Un instant après, on crie: "Au feu! A la chaîne!" Je me précipite. La maison BOUCHERY, contigüe à l'école (libre) achève de brûler. La maison AUGU, auberge, (NDLR: hôtel du Midi) brûle, le fournil du boulanger également. On pompe, on passe les seaux. On éteint l'incendie, on protège l'école libre. A noter: plus de la moitié des gens sont des étrangers réfugiés. J'en conclu que la plus grande partie des habitants est partie, y compris ceux qui sont à la tête, les autorités, lesquelles ont fuit plus loin encore.

 

A peine rentré chacun chez soi, les Allemands arrivent en grand nombre. C'est de l'artillerie et l'équivalent du train des équipages. Ils déjeunent ici. Gare aux maisons inhabitées: ils forcent l'entrée, mettant tout au pillage, prenant tout ce qui est à leur convenance. Toute maison inhabitée ou abandonnée apparemment est à eux. Malheur à ceux qui sont partis se réfugier ailleurs. Un épicerie est dévalisée et marquée de la croix gammée. Telle autre de même. Hélas! Beaucoup de Français et de Françaises réfugiés ici les ont légèrement imités et ont achevé leur œuvre. Au presbytère, quelques sous officiers se sont installés au jardin. Ils y ont déjeuné au son de la musique d'un "graphophone" (NDLR: il veut certainement parler d'un gramophone, sorte de phonographe à disque). Beaucoup de catholiques, quelques uns Autrichiens, les autres Allemands, tous munis de médailles pieuses (Sacré Chœur ou St Thérèse). A 2h et demi, ils repartent. Quel spectacle après leur passage: malpropreté, débris de toutes sortes gisent partout.

 

On dit que la cause du bombardement est une auto mitrailleuse Française qui aurait tiré sur eux. C'est surtout la mort des trois Allemands tués parmi les éclaireurs venus inspecter pour voir s'il y avait des Français à St Laurent des Eaux.

 

(NDLR: les alinéas (1) et (2) ci dessous, sont écrits mercredi 19 juin, l'abbé Baudet revenant sur les détails des combats du mardi soir et les causes du bombardement du mercredi matin.)

 

(1) (Note de l'abbé BAUDET: le mardi soir, quelques forces Françaises arrivent dans notre bourg, venant de la direction de Beaugency, se sachant suivies de forces motorisées Allemandes. Nos soldats s'arrêtent près de la Mairie et se dissimulent dans les diverses rues ou passages qui aboutissent à droite et à gauche de la route principale, leurs mitrailleuses sont braquées au bon endroit, vers l'endroit où ils supposent apercevoir bientôt les soldats Allemands venant des Quatre Routes. Les voici qui traversent notre bourg au galop sur leurs motocyclettes. Les mitrailleuses donnent. Les Allemands étant passés, une quarantaine de servants Français arrêtent leurs machines. L'un deux se vante d'avoir fait au moins deux touches. L'officier qui les commande a lui même du sang qui coule le long de son uniforme. Il affirme que ce n'est rien. Cependant l'ennemi s'arrête au sortir du bourg, un petit peu plus loin que Petit Four. Quelques mitrailleuses tirent encore sans doute car on les voit se coucher à terre. Trois ont été blessés grièvement (2) et vont mourir (Il s'agit de soldats Allemands). Le premier touché, inanimé, est transporté dans une grange voisine, chez Madame LEFEVRE. (NDLR: il s'agit de la maison à Christian LEROUX, 66 route de Blois. La grange était à l'emplacement du garage actuel). Les autres ne tarderont pas à trépasser. Ils seront enterrés provisoirement dans les terres voisines.

Les Français sont partis dans la direction de la Ferté St Cyr. Ces forces motorisées ont dû continuer leur route. Le soir, d'autres Allemands arrivent, faisant avant garde, à la fin de la journée. Ils cherchent partout pour voir s'il y a des Français, dans les carrefours, dans les maisons, dans les caves, inspectent de loin le clocher pensant y apercevoir des mitrailleuses braquées contre eux: mais rien. L'un d'eux est posté au coin du presbytère. Quand la nuit fut venue, ils se retirèrent à la Mairie, puis vers 10h du soir, rejoignirent le gros des troupes, à une petite distance, vers les Quatre Routes. Le lendemain, une auto mitrailleuse (Française) revient de la Ferté et se met en position à la hauteur du Paradis. Les quelques habitants restés au pays tremblant pour les conséquences, les signalent (les Allemands) aux soldats (Français). Après avoir tiré, ils se retirent. Les représailles ne tarderont pas. Ce fut le bombardement. Elles s'expliquent: la veille au soir, le mardi, après le passage des forces motorisées, Monsieur BARDOUX allant à la ferme de la Motte fut arrêté par un officier Allemand qui lui donna quarante minutes pour aller chercher le représentant des autorités municipales. C'était un brave homme réfugié ici depuis quelques temps et qui à la Mairie remplaçait le Maire et l'instituteur partis. Ils revinrent tous deux affirmant qu'il n'y avait pas de Français (de soldats Français). C'était vrai à un moment. Mais quand ils revinrent le lendemain avec leur mitrailleuse, ils excitèrent (les Français) la vindicte de l'ennemi qui de prime abord avait promis d'épargner le pays).

 

(2) (Note de l'abbé BAUDET: tous renseignements pris, il semble bien qu'un ou deux de ces Allemands furent frappés par un obus sur le bord du chemin de la Barboire. L'un même y laisse sa jambe. On dit que deux motocyclistes Allemands furent également tués sur la route de Beaugency, mais leurs dépouilles ne furent pas retrouvées).

 

Soir:

Ceux ci à peine partis sont remplacés par d'autres qui s'arrêteront à peine. Enfin, il restera pour la nuit seulement quelques détachements. Au presbytère, je suis seul quand la nuit arrive.