L'HÔTELLERIE DU GRAND DAUPHIN

 

 

 

Jusqu'au 18ème siècle, la route principale Paris-Bordeaux passait sur la rive gauche de la Loire. Tout le trafic passait donc par là (Poste, voyageurs, marchandises, etc) et les auberges et hôtelleries étaient nombreuses dans les villages traversés par cette route.

 

Vous allez découvrir l'histoire de l'Hôtellerie du Grand Dauphin, à St Laurent des Eaux, telle que la racontait en 1944 le Chanoine Joseph BAUDET, curé de la paroisse.

 

"Autrefois, à St Laurent des Eaux, les hôtelleries ou auberges (dans le sens le plus relevé du mot) étaient nombreuses. C'est que les voitures de la Poste passaient sur notre route, dite Route Royale. Pour ce motif, il y avait ici un relais pour changer les chevaux. Naturellement, il fallait aussi des hôtels où les voyageurs pouvaient prendre leur repas et même loger en cas de besoin. La maison qui nous occupe était du nombre. De grande proportion et de grande apparence, elle devait avoir, comme toutes les auberges de l'époque, une large enseigne attachée à sa façade et se balançant majestueusement au dessus de la route, bien en vue, pour attirer l'attention.

Quand fut elle bâtie? Nous ne savons pas au juste, mais nous présumons qu'avant elle une autre auberge existait déjà. Celle ci, bâtie vraisemblablement au XVIIème siècle, possède encore quelques vestiges de l'édifice du siècle précédent, par exemple quelques pierres sculptées encadrées dans un mur dans la petite ruelle qui relie la Grand Route à la rue des Vieux Fossés et qui ont l'apparence du XVIème siècle.

 

Nous avons quelques raisons de croire que, primitivement l'enseigne portait à l'Ecu de France que nous trouvons dans les registres d'autrefois: "en 1622, sépulture de Vincent RUBLINE, tenant l'hôtellerie où pend l'enseigne de l'Ecu de France". Sa veuve meurt en 1631 "Dame de l'Ecu". Mais voici qu'en 1661 naissait le fils de Louis XIV, héritier présomptif du trône, appelé à son berceau "le Grand Dauphin". Sa naissance fut une joie pour toute la France. Il y eut partout des fêtes. Pour en garder le souvenir, quantité d'hôtelleries portèrent désormais l'enseigne "Au Grand Dauphin". Il en fut ainsi à St Laurent à l'Auberge de l'Ecu.

A moins que ce changement remonte seulement à 1682. En effet, le 30 septembre de cette année là, le Grand Dauphin passe ici avec une suite nombreuse. Il était jeune -21 ans- brillant de santé et d'avenir. On ne manque pas de le saluer et l'enthousiasme fut tel qu'on n'oublia pas l'évènement. D'ailleurs venant de Versailles et allant à Chambord pour voir le Roi qui y séjournait, nous savons qu'il fallait 10 heures de route, par conséquent plusieurs relais pour les chevaux. Qui sait? Peut être a t'il dîné ici, au Dauphin?

 

D'une manière ou d'une autre, à cette époque ou précédemment notre auberge a changé d'enseigne. D'ailleurs les bâtiments existant actuellement datent à, peu près de là. Ils sont vastes et ne manquent pas de noblesse, noblesse déclinée maintenant, mais noblesse tout de même.

 

Le tout forme à peu près un carré, une face sur la route d'Orléans à Blois. On l'appelait autrefois le chemin Romy, corruption du mot Romain. C'était là, sur cette façade, que se balançait la grande enseigne suspendue peut être à une tige en fer forgé richement travaillée et ornée. La deuxième face du côté du bourg était collée aux maisons voisines, la troisième dans la ruelle, la quatrième sur la rue des Vieux Fossés.

 

Disons ici que St Laurent était autrefois entouré de fossés, au temps de la guerre de 100 ans, sauf le côté de la rivière, plus profonde qu'aujourd'hui, qui servait aussi de défense. A cette époque lointaine, sur l'emplacement de la façade qui borde la route de Blois se trouvait le cimetière dit des Anglais. En effet, en creusant dans une des pièces du rez-de-chaussée, on a trouvé des tombes qui semblaient dater du XVème siècle. Nous n'en sommes pas étonnés, le cadastre ancien portant ainsi: "cimetière des Anglais". Cela indique qu'on enterra là, sans doute, les morts trouvés après quelque combat dans la région.

 

Si l'on veut se figurer comment l'Auberge du Grand Dauphin était constituée, nous n'avons qu'à nous reporter aux pièces notariées que possède encore la famille HULOT-DAULIN par suite d'héritage.

 

Une vente datant de 1790 porte ceci:

"une maison ou hôtellerie où pend pour enseigne le Dauphin, consistant en plusieurs bâtiments. Le premier, sur le devant, une salle à manger à cheminée de pierre taillée et ornée de pilastres encadrés. Passage à côté de la dite salle à l'entrée duquel est la porte cochère, cuisine à côté du dit passage, deux autres chambres ensuite de la cuisine à cheminée, une petite décharge, un appentis du côté de la cour et joignant la cuisine. Dans le bâtiment en retour, sur la droite, un ancien fournil. Au premier étage, une chambre au dessus de la salle à manger à cheminée de pierre taillée, ornée de pilastre, cadre et corniche. Une autre chambre au dessus du passage, trois autres au rez-de-chaussée. Une galerie au devant des dites chambres, escalier hors d'œuvre couvert en tuiles qui communique avec la dite galerie. Un grand bûcher sous lequel est une cave voûtée. Cour pavée entourée des dits bâtiments dans laquelle est un puits avec margelle de pierres, le tout enclos de murs couvrant d'une part le septentrion (nord) sur la rue et Grand Chemin Romy, d'autre part du midi par derrière la rue des Vieux Fossés d'un bout d'Orient (est) à une allée qui vient à la dite rue des Vieux Fossés et d'autre part à l'occident aux héritages de l'Abbaye de Beaugency".

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le puits dans la cour qui était pavée

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L'hôtellerie possédait aussi un jardin "entouré de haies avec puits à eau et potence de bois. Ce dit jardin tenait d'Occident (ouest) au jardin et à la maison de l'Abbaye Royale de Beaugency, et d'autre bout de septentrion ouvrant sur le grand chemin d'Orléans à Blois."

 

Lecteur, songez au nombre des voyageurs de toutes catégories qui ont foulé ces vieux pavés de la cour, tantôt gens du peuple, tantôt grands personnages et ces lourds carrosses qui venaient s'y garer! Qui sait? Les princes allant à Chambord ou ailleurs ne logeaient pas tous Aux Trois Rois...Quelques uns préféraient le Dauphin. Alors on les logeait dans la grande chambre d'honneur. Ils se sont donc chauffés en hiver à l'une des vastes cheminées décrites dans les lignes qui précèdent. L'hôtesse, à l'arrivée des voitures de la Poste, se tenait sur le seuil avec son blanc tablier et son air engageant: "Entrez Messieurs, Mesdames! Le Dauphin! Bon logement, bonne cuisine!" Et l'on entrait, et le chef se trémoussait devant ses belles casseroles de cuivre, ses aides tournaient la broche de la rôtissoire, on allait quérir de l'eau fraîche au vieux puits où grinçaient les chaînes attachées au treuil.

 

C'est vers 1690 et les années suivantes que notre hôtel semble avoir fait ses plus brillantes affaires. En effet, c'est très souvent qu'il est question de lui dans les registres paroissiaux, ce qui prouve son importance. Naturellement quelques évènements malheureux au milieu d'évènements heureux...Citons en seulement quelques uns.

 

En 1702, le maître s'appelait IsaÏe AUBERGE, nom prédestiné pour un hôtelier. C'était certainement un personnage qui comptait dans la société de St Laurent.

 

Le 13 juin 1730, on enterra Jacques GUICHERON, dit Cupidon, de la ville d'Orléans, voiturier, âgé de 15 ans, décédé par accident à l'Auberge du Grand Dauphin.

 

Le 15 janvier 1731, un grand mariage met en liesse les principaux aubergistes de la paroisse. Maître Claude CHEDET, notaire à la Ferté St Cyr, épouse Madeleine JAMET à St Laurent des Eaux. Les témoins sont de marque: Jacques CHEDET, intendant de Monseigneur le Duc de la Ferté St Aignan (aujourd'hui la Ferté St Cyr), Pierre BAUDET, aubergiste des Trois Maures et Jean Baptiste CHAUVIN, aubergiste du Dauphin. On ne dit pas à quelle auberge eut lieu le repas de noce. C'est dommage... Du moins nous voyons par là quelle bonne entente régnait entre les hôteliers.

 

En 1741, un deuil: le cuisinier du Dauphin, Jean BAUDIER, mourut à 38 ans et fut inhumé dans l'église. Le 12 avril 1782, c'était le tour de Maître Jacques HUET, aubergiste au Dauphin, âgé de 45 ans.

 

En 1789, à l'aube de la Révolution, Jacques PROUST, aubergiste du Dauphin, en zélé patriote propose une chambre (actuelle salle de réunion) pour 12 livres par an pour y tenir les assemblées de paroisse et de municipalité, et même pour servir de greffe et y enfermer les titres. Et ce fut accepté et signé. C'était peut être un moyen pour attirer la clientèle. PROUST n'en profite pas longtemps, car en 1792, c'est son successeur, le citoyen BEAUJOUEN, aubergiste au Grand Dauphin qui demande l'autorisation de faire ouvrir une ancienne porte d'entrée de la chambre du coin de son auberge, du côté du faubourg de Blois. Autorisation lui fut donnée. Cette chambre fut la première Mairie ou maison commune, et ce fut encore un honneur pour le Grand Dauphin.

 

D'ailleurs ce ne fut pas tout, car le 16 germinal an VIII, ce fut encore BEAUJOUEN qui fournit un local pour la perception de droit de passe à la barrière de cette commune en exécution des ordres donnés par le Préfet. On lui alloua 120F à condition d'ôter toute communication entre l'auberge et les employés.

 

Tout cela était peut être honorable pour la maison, mais cela prouve qu'au point de vue hôtel, la déchéance était complète. Qu'était devenue la belle et riche clientèle? Quelle salle était réduite à servir aux réunions publiques? La grande salle à manger semble t'il. Les murs devaient gémir... Mais ce fait déplorable s'explique par ce que nous allons dire.

 

Depuis une assez longue période, la Poste ne passait plus sur la rive gauche de la Loire, mais sur la rive droite. Ainsi en avait décidé une puissante Marquise (Marquise de Pompadour, maîtresse de Louis XV) qui avait un grand pouvoir dans les affaires publiques. Alors les voyageurs devenaient rares; à part des cas particulier, plus de bonnes aubaines. D'autres auberges en étaient mortes. Ce fut le Grand Dauphin qui dura le plus longtemps, mais ce ne fut que pour prolonger son agonie. Malgré tout, il se cramponnait à la vie de l'auberge, il se drapait dans sa dignité, exhibant encore ses belles chambres, ses cheminées monumentales de pierres où les passagers de marque avaient inscrit leur nom. Les vieillards d'il n'y a pas très longtemps nous ont dit les avoir lus! Ne m'a t'on pas parlé du Maréchal de Saxe? La chose ne serait pas impossible...

 

 

 

 

 

 

 

La cour intérieure et la galerie qui desservait les chambres. A droite, le porche d'entrée et à gauche le puits.

 

 

 

 

 

Pourtant en 1789, il y avait eu une lueur d'espérance. Chaque paroisse ou commune avait été appelée à annoter le cahier de doléances en vue des Etats Généraux. Les St Laurentais en profitèrent pour exposer leur déconvenue. Il y avait quelques années que le gouvernement faisait espérer aux habitants de Cléry et par conséquent ceux de St Mesmin, Lailly, St Laurent et St Dyé qu'on leur rendrait la Poste qui leur avait été enlevée il y a 14 ans pour la reporter sur une route absolument impraticable en hiver, route qui d'ailleurs était dispendieuse et remplie d'excavations, tandis qu'il est notoire que la route d'Orléans à Blois par Cléry et St Dyé est superbe, consolidée depuis 50 ans, praticable en toutes saisons, en hiver comme en été, droite, unie, et plus courte de 400 toises. Il y a plus de ressources, les foins, paille et fourrage y sont communs. Les habitants gémissent de voir un pays qui était si florissant, actuellement ruiné de fond en comble.

 

Ils ont fait des réclamations, mais n'étant appuyés par personne et ayant contre eux des grands qui avaient du crédit et dont les terres étaient situées sur la nouvelle route de Meung à Ménars, ils n'ont point été écoutés: ils osaient demander ce qui leur avait été enlevé...

 

Vous pensez avec moi, je suis sûr, que celui qui inspira cette réclamation et l'appuya le plus fort fut le maître du Dauphin. Bien sûr, on croit l'entendre. Hélas ce fut en vain. L'espoir de revoir les temps florissants des auberges s'évanouit bien vite. Jamais la Poste ne reprit son parcours d'autre fois. C'est ainsi que tout finit, même les hôtelleries les mieux achalandées. Il en fut ainsi du Dauphin. Les bâtiments furent morcelés et vendus par parts destinés à ceux ci et à ceux là. C'est ainsi que la partie du côté des Vieux Fossés sous laquelle se trouvait la grande cave fut distraite du reste. Aussi le vieux bûcher fut changé en maison d'habitation. Heureusement, tout doucement les autres parts furent rachetées par la famille NIVAULT qui rétablit ainsi, autant qu'elle a pu, l'unité du Dauphin.

 

Malgré tout cela, l'ensemble n'a pas changé notablement. L'édifice a gardé quelque chose de son ancienne beauté. Entrez si vous voulez vous en assurer. Pénétrez par le portail. Voici la grande cour, les mêmes pavés foulés par tant de générations, voici le vieux puits qui remonte certainement avec sa margelle aux premiers temps de l'hôtel. Regardez surtout l'ancien escalier de bois, gravissez les degrés, suivez d'un bout à l'autre la galerie qui faisait le tour de la maison et où donnaient les chambres de voyageurs, toutes assez vastes avec poutres apparentes, cheminées malheureusement dépouillées des anciens ornements et fenêtres nombreuses qui distribuaient un jour abondant. Redescendez doucement en rêvant aux temps anciens. Surtout remarquez la rampe d'escalier si belle qu'on n'en retrouve presque plus de pareille.

 

L'été dernier, j'eus l'occasion de rentrer en compagnie d'un touriste connaisseur. C'était le matin; un rayon de soleil éclairait la galerie et l'escalier dont la rampe était garnie de plantes grimpantes. Le puits était devant nous et nous nous sommes dit: "quel dommage qu'un peintre habile ne soit là. Il y aurait à faire un bien joli tableau".

 

 

Cet article a été rédigé en novembre 2009

 

par la section "Histoire locale et généalogie"

 de l'association ARTS ET LOISIRS

 

d'après le Journal que tenait

 le Chanoine Joseph BAUDET,

curé de St Laurent des Eaux

de 1908 à 1949